Au portant et au près (II)

Cascais, Portugal, 20 octobre 2022

Muros - Cascais

Après avoir profité d'une courte journée à Muros, dès le lendemain matin, à l'aube (l'aube pour nous je veux dire hein, soit 8h30 les jours plein d'entrain), nous enfilons un peu péniblement, pour la troisième fois de suite, nos fringues techniques malodorantes et humides, et partons dans la brume à travers cette grande baie.

L'idée est de descendre le plus sud possible, en tirant des bords, malgré les prévisions, vent de face, un peu faiblard au début, puis une mer de plus en plus désordonnée au fil des jours, avec vagues courtes doublées d'une houle du large de 3-4 mètres en travers.

Les premiers milles se font mollement au moteur, puis le vent s'établit. Nous reprenons tout de suite notre rythme de quart, pour gagner un peu de sommeil avant la nuit. A la mi-journée, alors que PE vient de s'allonger à l'intérieur, je regarde vaguement l'horizon aux couleurs ternes, en repensant un peu à ces histoires d'orques. J'ai soudain le souffle coupé: je viens d'apercevoir un grand geyser dans l'eau, et alors que je me convaincs que c'est un tour de mon esprit, quatre ou cinq geysers apparaissent à une centaine de mètres du bateau, et j'aperçois de grands dos noirs à la surface de l'eau.

Des orques.

Je réveille PE et nous décidons d'appliquer religieusement les consignes de sécurité en cas d'attaque d'orques. Nous enroulons le génois, affalons la grand-voile, coupons le pilote automatique et desserrons le frein de barre pour laisser la barre à roue (et le safran en dessous, que les orques viennent briser en premier) pivoter le plus librement possible. Nous nous asseyons dans le cockpit, le bateau silencieusement balloté par la mer, et écoutons le bruit à la fois fascinant et effrayant de ces geysers. PE est assez calme, de mon côté je suis un peu curieuse de ses immenses animaux sauvages mais suffisamment informée sur les nombreuses attaques de ces animaux sur les voiliers dans le coin, pour être effrayée à l'idée qu'ils ne s'approchent, que l'on doive supporter, impuissants, leurs coups destructeurs contre la quille et le safran, et que le voyage ne s'arrête prématurément dans un chantier espagnol. Au bout de quelques minutes à s'abîmer les yeux en scrutant l'horizon, nous voyons les geysers s'éloigner, en passant assez loin derrière nous.

Nous renvoyons timidement le génois, et quelques minutes plus tard la grand-voile, et reprenons nos quarts. J'aperçois à nouveau un orque d'assez loin, faisant route parallèle à la nôtre, qui ne semble pas non plus s'intéresser à nous. PE en aperçoit aussi un lors de son quart, dont nous observons l'aileron noir juste avant que l'animal ne replonge. Pendant toute cette journée, et d'ailleurs depuis notre départ, nous réalisons que nous évitons avec superstition de désigner l'animal par son nom à bord du bateau ; ce sera les "machins" ou les "bestioles". 

A peine une heure après avoir observé le premier groupe, nous apercevons le canot tous temps de sauvetage et de recherche de la ria de Vigo, équivalent espagnol de la SNSM française, se rendre vers la zone que nous venons de quitter. Nous avions également reçu un peu plus tôt deux appels de détresse sur notre VHF. Pure coïncidence, ou résultat de rencontres moins heureuses que la nôtre, nous ne le saurons jamais.

Avec grande joie, nous observons quelques heures plus tard le retour des dauphins. Dans mon esprit du moins, impossible de voir des dauphins jouer si les orques sont proches - il paraît que ceux-ci se font même, de nos jours, des requins blancs à l'apéro.

Le vent mollit en fin de journée, et après un risotto aux champignons plus que bienvenu pour éloigner la pénible idée que les orques sont également actifs la nuit, nous passons le plus clair d'une nuit noire à naviguer au moteur. Les quarts sont assez ennuyeux au moteur, et il est difficile de ne pas piquer du nez sur une péniche hollandaise. Nous avons alors une pensée pour le métier des convoyeurs, qui déplacent les bateaux quelles que soient les conditions de vent, vent de face, pas de vent, trop de vent. Heureusement les quarts sont accompagnés de la boisson des dieux, dans un grand thermos acquis chez Super Chino. La boisson des dieux est notre nectar perso, que nous avons mis au point au cours de navigations côtières précédentes : un peu de thé vert ou de tisane, du gingembre frais en grande quantité, du citron et du miel.

Le lendemain matin, nous retouchons un peu de vent. Nous reprenons alors notre lente série de bords de près. Le près, c'est donc quand on cherche à naviguer "face au vent", c'est-à-dire le plus près possible de l'axe d'où vient le vent ; en gros, le vent vient du sud, et comme on cherche à descendre vers le sud le long de la côte portugaise, on zig zag. Notre bateau, avec ses lignes classiques et effilées typiques des bateaux des 80's, est particulièrement habile au près et remonte bien au vent. N'en reste pas moins que les règles universelles des traversées au près s'appliquent autant à lui : le près c'est deux fois plus de distance, trois fois plus de temps, quatre fois plus d'efforts. Le vent qui vient de face (qui s'additionne à la vitesse du bateau) paraît bien plus violent que lorsqu'il vient de l'arrière ; le bateau tape dans les vagues si la mer se creuse un peu ; il gîte plus, se transformant parfois à l'intérieur en parc d'accrobranche (et je sais pas si vous avez déjà essayé de vous faire des petites bruschettas dans un parc d'accrobranche mais c'est moins inné qu'à plat). Pendant les trois jours de navigation qui suivent, avec un peu de fatigue et alors même que les conditions ne sont pas très costaudes, nous confirmons l'adage et enregistrons un tout petit peu de casse (casse d'un manche à air qui se trouvait sur le roof du bateau, emporté à l'eau dans un virement de bord, attaches des côtés de la capote arrachés, perte d'un entonnoir pour remplir notre réservoir avec les bidons de fuel).

Nous buvons ainsi lentement mais régulièrement, cul sec, toute la côte portugaise, assez ennuyeuse vue de la mer dans ces conditions, très peu fréquentée par les pêcheurs, soit en tirant des bords plus ou moins satisfaisants, dans une mer de plus en plus désordonnée, soit en allumant le moteur pour quelques heures. 

Rare soleil, immédiatement accompagné d'arc-en-ciel

Passage d'îles sauvages en face de la pointe de Peniche, au nord de Lisbonne

Au soir du 3e jour de navigation, le vent mollit à nouveau. Je convaincs PE de refaire le coup de la péniche hollandaise et d'abréger la fin de la traversée. Alors que je viens de tomber dans un sommeil profond, PE, qui a assuré mon quart de moteur en plus du sien, me réveille vers 2h du matin et me dit les mots rêvés : "on arrive, j'ai besoin de toi pour la manœuvre".

Nous voilà donc à Cascais, oasis chic, touristique et urbaine, après avoir parcouru avec Largo près de 800 milles marins depuis le départ, en moins de douze jours, soit environ 1500 kilomètres sur notre Ferrari des mers, à la vitesse moyenne de 10 km/h.


Cascais idyllique, lorsqu'il a fait beau pendant deux minutes trente le lendemain de notre arrivée

Désormais, sous une météo ventée et pluvieuse, nous sommes coincés avec satisfaction entre Cascais et Lisbonne, à attendre que le vent tourne Nord pour nous emmener vers Madère.









Cascais sous la pluie, qui tente d'envoyer des petites lumières dorées et des petits arcs-en-ciel pour se faire pardonner de nous avoir fait descendre jusque-là pour nous imposer une météo plus mauvaise qu'à Paris

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