D'un golfe à l'autre

Viveiro, Espagne, le 9 octobre 2022

Après 3 jours et 3 nuits de mer, voilà, nous faisons donc partie du club très huppé des gens qui ont traversé le golfe de Gascogne à la voile, club rassemblant des gens principalement en quête de soleil tropical et d’alizés, et se retrouvant généralement confrontés à ce désagréable prélude de vagues croisées et de vent trop frais pour des corps encore peu amarinés.

C’était intense, un peu plus qu’on ne l’avait imaginé. Pas franchement pour les conditions climatiques, qui ont été plutôt conformes à ce qu’on anticipait et assez paisibles pour le golfe de Gascogne, mais plutôt en rythme et en mouvements du bateau. Partis du golfe du Morbihan en fin d’après-midi, dès qu’on a dépassé Belle-Île le premier soir (qui est encore un peu la maison), une bonne houle nous a cueillis, et la vie à bord s’est transformée en mode grande croisière. Avec un équipage composé seulement de deux personnes, pas de répit pour les braves, soit on est de quart pour 3 heures, soit on essaie de dormir pour 3 heures à l’intérieur, dans une machine à laver en programme essorage, qui secoue, ondule, tremble, vibre, craque de partout, résonne de mille bruits. Nous avions préparé deux lits, au centre du bateau de chaque côté du mât, seul endroit fréquentable à l’intérieur puisque c’est l’endroit où le bateau bouge un peu moins. Une banquette munie d’une toile anti-roulis à gauche et un lit « king size » à droite où se trouve habituellement la table du carré, les deux bien molletonnés de banquettes sur les côtés. Pour dormir, il faut choisir le côté où le bateau penche le plus (le côté « sous le vent », c’est-à-dire le côté où se trouvent les voiles), et y déplacer le sac de couchage, enlever les couches de vêtements techniques et se faxer dans le lit pour se trouver le plus rapidement possible en station allongée plutôt que debout projeté dans tous les sens.

On ne s’attendait pas non plus à ce que la journée soit aussi rythmée que la nuit, chacun bénissant à tour de rôle les quelques heures de répit hors quart, et le sac de couchage tout chaud devenant de plus en plus difficile à quitter. Leçons et notes à nous-mêmes au cours de cette découverte de la vie au large à deux : quand c’est ton quart, prends ta vie en main, et avant de sortir, mets des écouteurs dans ta poche, des petites chaufferettes, une frontale, un petit ourson au chocolat, fais un thermos de thé, enfin, tout ce qui permettra d’améliorer l’ordinaire, surtout pour les quarts du milieu de la nuit. 

Les quarts se sont enchaînés de façon assez harmonieuse, sans grande rigueur sur les horaires, chacun tentant d’améliorer l’ordinaire de l’autre, attentif à son état de fatigue. Ça semble harmonieux et ça l’était, contrairement à nos habitudes : autant la vie à terre et l’arrivée dans les ports sont l’occasion de nombreuses chamailleries, autant le large nous réussit, nos egos ravalés par l’immensité de ce qui se passe autour de nous, et nos retrouvailles se résumant à quelques minutes par jour pour partager une soupe ou formuler furtivement quelques impressions.

Au milieu de cette fatigue et de ces quarts, des moments de grâce : le bateau, costaud, rassurant, qui ne tape jamais dans les vagues, qui file à plus grande allure que ce qu’on anticipait dès qu’on touche un peu de vent, et aucune casse à l’arrivée ; le pilote automatique, le troisième membre de notre équipage, béni des dieux, qui fatigue un peu les batteries mais reste fidèle même quand le bateau est un peu surpuissant ; les dauphins, parfois de nuit dans le clair de lune, une autre fois juste avant le lever de soleil (qui croisaient le bateau dans une direction opposée, et qui m'ont semblé nous indiquer d’empanner, ce qui s’est révélé opportun pour toucher un peu plus de vent) ; les fous de bassan qui volent sur la mer, cette espèce de grands oiseaux barjots qui poussent leurs gosses du haut de la falaise pour voir lequel ne se rompra pas la nuque en plongeant dans l’eau et pourra donc survivre en pêchant et contribuer à la gloire des plongeons supersoniques de l’espèce ; des immenses masses d’eau métallique brillant sous le soleil ou sous la lune ; les eaux fendues par le bateau, étoilées de plancton lumineux la nuit.

L’arrivée a été plus sportive. De ce qu’on a compris de notre traversée, tu as beau avoir choisi la meilleure fenêtre météo possible, le golfe de Gascogne c'est le golfe de Gascogne, et à l’approche du nord-ouest de l’Espagne, globalement ce sera toujours merdique, voire très merdique. Un phénomène explique ça en partie : la plaque continentale s’arrête autour de l’Espagne à quelques kilomètres des côtes, et les fonds plongent soudainement de 150 à 4000 mètres. Les vagues butent donc violemment sur ce qu’on appelle le « talus continental » (l’expression est absolument ravissante vous vous rendez compte, le « talus continental », mélange oxymorique de « petite butte mignonnette » et de « plaque continentale géante », le tout désignant en réalité ces falaises de 4000 mètres qui plongent dans la mer). Du coup la houle océanique qui arrive de l’Atlantique butte sur ce talus, et s’ajoute à ça la mer du vent, courte et hachée et dans un autre sens, avec un vent qui accélère généralement à l’approche de cette côte. Ca n’a pas manqué, alors que nous étions à 2 ou 3h de l’arrivée, après des manœuvres sportives dans la nuit pour éviter des immenses bateaux de pêche industrielle qui tirent 200m de chalut, et un immense costa croisière évité au prix d'un empannage, un virement de bord, et une abattée, le vent est monté rapidement à 30 nœuds. Notre côté jeune padawanesque et la fatigue ont aussi un peu ralenti nos réflexes (outre quelques difficultés techniques pour adapter la voilure à ce vent, qui donneront lieu rapidement à des améliorations), et nous avons un peu serré les fesses pour arriver à bon port en fin de matinée. Jusqu’aux derniers mètres, et même dans l’entrée de la ria que nous visions, les vagues continuaient à déferler et à fumer et nous n’étions pas trop de deux de quart, pour une fois, l’un à soulager le pilote en prenant la barre et l’autre occupé à affaler la grand-voile pour finir sous un petit morceau de génois seul.

Après cette traversée, ni plan A, ni plan B, ni plan C, ni plan D, ni heureusement plan Z, nous sommes finalement arrivés hier midi à Viveiro, un plan E habilement soufflé par notre routeur quelques heures plus tôt, à quelques milles de la Corogne, qui nous évitait de passer le cap Finisterre par mauvaises conditions.

Il est tout à fait impossible de trouver du charme à Viveiro. Si la Galice est la cousine espagnole du Finistère, Viveiro tient plus du mouvais bourg de la rade de Brest, avec une pointe de marbellisation inesthétique en sus, que du vieux port de pêche traditionnel. Il reste peut-être une rue galicienne, avec balcons suspendus et église du Xe siècle, mais il faut franchement bien orienter le regard pour éviter de voir en même temps l’espèce de ringardise morose du coin.

Mais cet endroit a toutefois deux intérêts : d’abord, d’être un très bon refuge bien abrité du vent du large, au fond d’un chenal lui-même au fond d’une des nombreuses rias creusées au milieu de deux grandes masses rocheuses couvertes de sapins, et deuxièmement, un hyper mercado généreusement achalandé en conserves de chipirones, de pata negra et chorizo sous vide, et de fruits et légumes frais du coin. A défaut de trouver plus de raffinement gastronomique, cela nous fera un bienheureux ravitaillement galicien pour quelques jours de repos avant de rependre la route pour passer le cap Finisterre.

Après bières et tapas gratis pour le plaisir de nous servir des tapas (sorte de pot-au-feu galicien délicieux au chorizo, aux tripes, et aux pois chiches, et petites tartines de moules marinées) et en finissant d'écrire cet article, voilà le patron du bar et le serveur qui reviennent nous poser des questions et nous abreuver de milles histoires d'attaques d'orques sur des bateaux dans le coin. Nous filons en tentant d'oublier ces images, mais en savourant l'accueil chaleureux du port de cette ville sans charme.













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