Empétolés

Traversée Cascais - Canaries, 4-10 novembre 2022

Après 3 semaines à trébucher sur les trottinettes électriques qui jonchent les trottoirs, à se déplacer en Bolt commandés via une application, à voir circuler des livreurs Deliveroo, à compléter notre collection de gadgets Decathlon et à entendre le bruit incessant des voitures et des trains qui font vibrer la structure métallique du pont au-dessus de nos têtes, alors que l'overdose d'Occident pointe son nez, les applications météo font enfin apparaître un changement de vent.

Estimant avoir fait le tour des charmes de la Doca de Alcantara, nous rejoignons, quelques jours avant que le vent ne tourne enfin au nord, la marina de Cascais, afin de retrouver Mauve et Attila et préparer le bateau à un nouveau départ, dans un port esthétiquement moins agressif. Joie décuplée de revenir à des sanitaires grands et impeccables, de retrouver le superbe vieux fort qui surplombe la marina et lui donne un air de cité méditerranéenne, de voir du ciel et de savourer le calme des endroits chers. Double avitaillement dans un Auchan géant pour profiter de packagings écrits dans la langue de Molière, menues réparations du bateau, sortie en mer avec Mauve et Attila pour les remercier de leur accueil chaleureux, accueil de Sophie qui nous rejoint pour la traversée, et gavage de petiscos portugais avec Mauve et Attila, occupent les quelques jours avant le départ. 

La météo annonce que le vent du nord, tant attendu, ne s'établira que mollement, et que des grandes zones sans vent barrent la route de Madère. Nous nous convainquons donc de partir plutôt directement pour les Canaries, dans l'espoir de toucher un peu plus de vent sur la route et de ne pas perdre trop de temps avant notre rendez-vous au Cap Vert en décembre.

Vendredi 4 novembre, après avoir vendu un de nos bras pour faire le plein de gazole de nos 6 bidons et de notre réservoir, nous quittons le port de Cascais sous un grand soleil et un vent clément.

Les premières heures sont douces, et grisées par le sentiment de prendre enfin le large et de partir plein sud, malgré la bâtardise des premières heures d’une traversée, quand le corps n'est pas totalement amariné et l’esprit pas encore rompu à l’idée que la navigation dure plusieurs jours. Nous restons quand même assez concentrés, d'abord parce que nous sommes partis pour battre notre maigre record perso de durée de traversée (les routages donnent 6 jours), ensuite parce que radioponton et amis nous ont encore rapporté d'horribles histoires de bestioles noires à ventre blanc, celles-ci ayant cette fois réussi à faire couler un voilier de français à peu près à la latitude où nous avions aperçu les premiers geysers. Jusqu'à la latitude du Cap Saint-Vincent, au sud du Portugal, les attaques référencées sur orcaiberica.org sont encore nombreuses. Nous suivons donc la recommandation et nous éloignons le plus vite possible au-delà de 30 milles des côtes.

Mettant le cap vers le sud-ouest, donc, nous nous retrouvons à traverser dès le premier soir, de nuit, le DST du sud du Portugal (dispositif de séparation du trafic, également appelé dans l'argot nautique le "rail", qui règlemente la circulation des cargos, dans les zones très affluentes, avec une voie obligatoire pour ceux qui vont vers le nord et une autre pour ceux qui vont vers le sud). Traverser un DST de nuit à la voile, dans une région de consommateurs acharnés comme l'Europe, c'est à peu près comme traverser une autoroute à pied avec un landau dans les mains. L'AIS, heureusement, qui permet d'afficher les cargos sur la carte électronique et calcule le point de collision avec les navires environnants, aide grandement, et un peu de slalom au milieu des mastodontes lancés à grande vitesse nous sort assez rapidement de cette étape.

DST au sud du Portugal

Avec la tombée du jour, au premier soir, commencent aussi les quarts. Quarts de trois heures, c'est-à-dire, pour un équipage de 3 personnes, le luxe ultime, la perspective d'une nuit de qualité de près de 6h. Sophie et moi nous lançons dans une étude onthologique des meilleurs quarts : il nous faudra toute la traversée pour théoriser que les meilleurs quarts sur le papier ne sont pas les meilleurs quarts dans la pratique - alors que tu crois qu'avec le 21h-minuit/6h-9h tu t'offres une nuit de luxe, la plus calquée sur un rythme terrien, en fait, t'as pas vraiment fait de sieste du soir après le dîner, tu commences donc le quart du soir sans repos, et quand tu t'es couché après minuit c'est pas nooon plus une joie de mettre un réveil à 5h45, donc t'es éclaté pour ton quart du matin, et à 9h big sunshine t'as pas envie d'aller redormir. Après notre PhD en quarts de nuit, nous pouvons vous assurer que le meilleur quart reste le 3h-6h, alors même qu'à part la lune ou les étoiles, il ne se passe pas grand chose, et que le réveil est particulièrement violent, puisque ce quart offre du sommeil de qualité de 21h à 3h et une grasse matinée de star de télé-réalité de 6h à 12h.

Le temps en traversée s'épaissit, les journées passent très lentement et pourtant, débordés par la contemplation de l'horizon et de la mer, du rythme du soleil, des étoiles et de la lune, du bateau et des voiles, ainsi que par la lecture et les siestes, l'élaboration d'une activité et sa réalisation prennent des heures, et souvent la journée finit sans qu'on ait fait un quart du programme envisagé. Bref, on frôle quotidiennement le burn-out, presque autant qu'en faisant des fusions-acquisitions à Paris en plein hiver, l'argent et la névrose en moins, la beauté, la liberté et le sens en plus. 

Les menus se raffinent quotidiennement, du risotto chorizo-asperges spécial cocotte-minute, à la salade grecque recette traditionnelle. L'élaboration du déjeuner devient un sujet crucial vers 11h et celle du dîner vers 18h30, juste après avoir regardé le soleil tomber derrière la mer et avoir quotidiennement conclu que cette histoire de rayon vert (censé apparaître lorsque le soleil disparaît) est vraiment un mytho. 

La température se réchauffe dès le deuxième jour et surtout nuit après nuit, et bientôt il n'est plus nécessaire d'empiler 3 couches techniques sous une laine polaire et un ciré pour prendre son quart de nuit. Seul rituel qui ne faillit pas : la préparation de la boisson des dieux, gingembre, miel, citron, eau chaude, selon un procédé quasi chamanique. PE y ajoute de temps en temps des clous de girofle, tant d’hérésie me laissant franchement dubitative.

Le vent commence à faiblir dès le deuxième soir. PE établit victorieusement le spi, après une bonne paire d'heures de tergiversations sur le circuit de bouts que nous avions inauguré les quelques fois où nous avions envoyé le spi. Après des réflexions d'ingénieur en ponts et chaussées sur le caractère incohérent de l'étroitesse de la bordure de notre spi et la largeur de notre bateau au maître-bau, qui empêche d'installer correctement des barbers-haulers et d'établir le spi vent arrière, nous bricolons une installation correcte au grand largue, et, au coucher de soleil, nous accordons une bière interdite, partagée à trois en admirant la grande toile de montgolfière, aux couleurs de combinaison de ski vintage, qui tracte paisiblement le bateau. 



Pendant la nuit, le vent finit de tomber complètement, et après avoir rangé le spi nous allumons le moteur. Au petit matin, toujours au moteur, la voilà, la voilà qui étend sous nos yeux, à la lumière du soleil levant, des plaines désertes et inertes.

La Pétole.

Le spectacle, sublime et improductif, est tel que nous capitulons devant la mer, affalons la grand-voile, et éteignons le moteur. Nous voilà à plus de 100 milles au large des côtes marocaines, au milieu de nulle part, mollement bercés par une mer d'huile sans ride, ébahis par les dunes bleues, immenses et lisses, qui défilent silencieusement sous le bateau. Le Sahara en bleu majorelle.

L'aberration va crescendo lorsque nous décidons d'en profiter pour nous baigner autour du bateau. Nous nageons en faisant le tour de Largo, qui se déplace à peine dans l'eau, rendu docile par la clémence des éléments. Alors que nous dépassons l'avant du navire, j'ai l'impression de vivre une illumination subite, un truc que mon cerveau n'arrive plus à conceptualiser, à nager librement autour du bateau balloté dans ce désert comme s'il se trouvait dans un mouillage imaginaire, par 4000 mètres de fond, à observer de l'extérieur la petite coque de noix qui nous sert à la fois de maison et de ferry, et à réaliser tout d'un coup qu'il existe une autre réalité parallèle, comme si tout à coup on accédait à un point de vue pas normal, comme si l'on pouvait s'observer soi-même de l'extérieur.



Cette journée étrange s'écoule à moitié comme une journée de navigation, à moitié comme une journée au mouillage, avec une planification stalinienne des activités, une douche délicieuse à la sortie de la baignade, de la bronzette en maillot de bain, des relevés au sextant, et des repas de pacha avec tartes (pâte maison). 

A la nuit tombée, pour tenter d'avancer de quelques milles et de toucher un peu de vent plus au sud, nous rallumons le moteur. A 3h, je me lève pour relever PE de son quart, et découvre PE complètement extatique face au spectacle. Il me donne une oreillette de son MP3, et avec Pink Floyd en bande son, nous contemplons la mer sans ride, à peine ondulante, luisante comme en plein jour sous une grosse lune, dans une sorte de lumière de nuit américaine, le bateau fendant les eaux comme sur un lac. L'impression d'être exactement à l'endroit où l'on devait être, comme si les choses étaient dans l’ordre et prenaient un sens, ou comme si elles n’avaient plus besoin d’en avoir un.

La journée suivante, la pétole continue, et nous reprenons notre programme de vacances en centre aéré dans une mer encore plus huileuse, épaisse comme du pétrole. 


On dit qu’au bout de 3 jours en mer, le corps et l’esprit s’habituent et trouvent une forme d’harmonie et de beauté dans la navigation. Sans doute est-ce facilité dans notre cas par les deux journées paisibles de pétole, presque comme une escale imaginaire, mais en tout cas au soir du quatrième jour nous sommes heureux d'être là, avec l’impression qu’on pourrait arriver dans trois jours comme dans dix sans que ça ne change grand-chose.

Lors de cette quatrième soirée, alors que le moteur porte à nouveau la lourde responsabilité de rattraper les milles que nous avons gaspillés pendant la journée, un miracle technologique se produit à bord (ce qui arrive suffisamment rarement dans ce sens pour être souligné) : le Navtex se ranime soudain et se met à diffuser des bulletins météo. Le Navtex, c'est un appareil vintage de tables à carte des années 90, qui permet, à quelques centaines de milles des côtes, de recevoir les bulletins météo marine du coin et les avurnav (avis urgents aux navigateurs, genre des exercices de tir dans le coin, ou un objet flottant à éviter). L'outil est tellement old school qu'il te propose automatiquement de faxer les bulletins vers une imprimante. Parmi les dernières velléités d'avant-départ, PE avait réinstallé le vieux Navtex du bateau, en refaisant la connectique électronique, en vain. Nous regardons donc apparaître, ce soir là, les lignes des météos d'Espagne, de Gibraltar, et du Maroc.

Au troisième matin de pétole, cinquième jour de navigation, alors qu'une très faible brise revient timidement par instants, on tente une nouvelle technique, et on tangonne un génois pas entièrement déroulé. Ça ne dépote pas mais ça avance à 2 ou 2,5 noeuds (soit moins rapidement que la marche à pied), mais sentir le bateau propulsé dans la bonne direction par le vent est déjà un graal. 

Au cours de la matinée, le vent revient enfin, la grand-voile reprend enfin du service, après 48h de chill au chaud dans son taud, et nous établissons les voiles en ciseau tandis que nous faisons un bilan mitigé du monde du travail, du socialisme, du libéralisme, et, en parfaits chômeurs au large sur leur voilier, critiquons à nouveau la montée de l’individualisme et la perte du sens de l’engagement dans la société contemporaine. Avec le vent, la houle revient et s'amplifie jusqu'à 5 mètres, une mer légèrement irrégulière qui donne au bateau une démarche de culbuto pour avancer.

PE, les yeux fixés sur le sillage du bateau, me dit tout à coup qu'il y a quelque chose dans l'eau, qui suit le bateau. Croyant d'abord à une ombre du bateau, ou un dauphin, nous distinguons soudain nettement, stupéfaits, une grand masse sombre sous l'eau, d'environ 1,80 mètre, avec un long rostre, prenant des reflets bleus sous la lumière du soleil sur le flanc et sur la nageoire caudale, avec une grande queue arquée qui dépasse parfois de l'eau. L'animal, lunaire et féérique, se déplace avec grâce et précision, et disparaît au bout de quelques minutes. Après avoir foncé sur le grimoire de grande pêche au large que nous avons à bord grâce à mon père, nous l'identifions : un marlin bleu, d'au moins 200 kg, le même animal que celui du Viel homme et la mer. Petite déception humaine en lisant parmi les fun facts du bouquin de pêche que, passionné par l'animal emblématique du pêcheur au large, Hemingway aura décimé à lui seul 180 marlins.

Le jour n'étant toutefois pas encore repu de spectacles de la Création, le coucher de soleil nous renvoie une petite dose de dauphins, avec quelques jeunes bien énervés dans le groupe, qui se lancent dans des concours de cabrioles et de saltos et jouent à leur jeu préféré, le saut avec grand plat sur le flanc.

Le vent forcit pendant la nuit et avec un ris dans la grand-voile et quelques tours dans le génois, nous avançons enfin plus vite que si nous allions à pied aux Canaries.


Vers midi, le jour suivant, nous voyons la terre apparaître, sous forme de diverses îles montagneuses. Alors que le paysage se rapproche très lentement, le délire de la nature ne s’arrête décidément pas, et nous entendons soudain avec Sophie un immense souffle. En tournant la tête, nous profitons une second, ébahies, de l’apparition du dos immense d’une baleine à moins de 10 mètres du bateau. 

Les îles montagneuses se transforment en falaises arides et sublimes, en cratères, en replis, couleur de planète Mars contrastant avec le bleu outremer de l'eau. Nous nous engouffrons dans un détroi entre deux îles (Lanzarote et Graciosa, minuscule île préservée au nord de Lanzarote), affichant nos voiles en ciseau avec grande élégance (oui c'est une habitude sur nos arrivées, c'est pour faire chic), et après avoir longé un minuscule port aux bâtisses blanches comme un village berbère en plein désert, nous gagnons notre mouillage. 



Pas de déception à l'arrivée sur le paysage dans ce mouillage considéré comme l'un des plus beaux des Canaries, et porte d'entrée pour beaucoup de bateaux qui arrivent du nord. Timing par ailleurs parfait, qui permet de piquer une tête pour les baigneurs acharnés (i.e., tout l'équipage sauf moi), juste avant l'apéro des bienheureux au coucher de soleil.

Mille sentiments s'emmêlent à l’arrivée, avec la fatigue de la traversée, l'inquiétude d'avoir peut-être coincé notre ancre sous des rochers par 8m de fond, la satisfaction un peu déçue d'être déjà arrivés, le relâchement enivrant de l'apéro et de la nuit sans quarts qui s'annonce, sentiments tous dominés par une joie pure de découvreur, heureux d’avoir gagné, sur son propre canot, les rivages d’une terre inconnue et lunaire.




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