Errance canarienne

Après cette semaine en mer pour arriver aux Canaries commence la conquête de la terre : il s’agit de transformer le bateau pour rendre la terre accessible depuis le mouillage, et notamment de sortir la voiture du garage pour la première fois depuis le départ (comprendre, sortir une annexe premier prix Orange Marine du fin fond du coffre le plus profond et la gonfler puis la gruter par-dessus bord, et hisser le capricieux moteur 2.3 CV à bord de l’annexe).

En fin de matinée, au moment où d’horribles catamarans surbondés crachant de la musique américaine envahissent notre beau mouillage et répandent sur la plage toute la beauferie touristique d’une classe moyenne européenne en quête de selfies et de cancers de la peau, nous atteignons le rivage avec notre annexe et fuyons rapidement vers le village à une quinzaine de minutes de marche.

Le village de l’île de la Graciosa est aussi lunaire que le mouillage, une sorte d’Essaouira pas fini posé sur Mars, autour d’un port charmant, bordé par l’eau bleu outremer et les falaises du nord de Lanzarote.






Nous levons l’ancre dès le lendemain pour partir vers le sud de Lanzarote. Après un interlude baignade au pied des sublimes falaises de Lanzarote, qui voit Sophie et PE dériver désespérément pour atteindre « la plage » (graal des addicts de la nage au mouillage, qui doivent toujours prouver qu’ils peuvent l’atteindre quelles que soient les conditions), nous repartons. La route est douce, longe les falaises, et le coucher du soleil nous apporte notre première pêche, un duo de bonites (chair rouge délicieuse) attrapé à la mitraillette sur une ligne de traîne. Moment moins sublime, alors que nous débattons de la meilleure façon de cuisiner les filets de dorade, glissant au portant sous les étoiles naissantes, comme trois coqs en pâte parisiens en année sabbatique, une alerte VHF nous signale deux embarcations de migrants errant sans lumière dans l’archipel, embarcations de fortune en bois avec plus d’une cinquantaine de personnes à bord pour l’une.

Un peu frappant, de croiser dans les mêmes eaux que ces bateaux, dans des conditions si différentes. Ce type d’alertes deviendra une étrange et sinistre habitude lors des navigations dans ces coins et lors de la traversée vers le Cap Vert.



Après les premières heures enchanteresses de retrouvailles avec la terre, accueillis par la beauté de la Graciosa (nos regards bienveillants tentant encore d’ignorer les touristes acharnés qui viennent polluer les rivages), notre mission est désormais de nous mettre en quête d’un port, seul lieu qui nous semblait alors véritablement sceller notre arrivée à terre – avec un combo douche-eau-fuel devenant de plus en plus souhaitable.

Nous découvrirons alors, au fil des jours, que chercher un port aux Canaries en novembre c’est à peu près comme chercher à acheter une jolie baraque de campagne en vieilles pierres à moins d’une heure de Paris après un confinement. Un système kafkaïen de réservation en ligne existe pour certains ports publics, la demande devant être faite plusieurs jours à l’avance, RIB à l’appui, mais la plupart des demandes n’aboutissent jamais à cette saison. Nous apprendrons également que non seulement que le rallye de l’ARC (une énorme flotte de voiliers amateurs qui traversent l’Atlantique en troupeau de moutons, avec aide à la préparation et assistance pendant la traversée) occupe la quasi-totalité des centaines de places du port de Las Palmas à Gran Canarie, le principal port de plaisance des Canaries, mais aussi que le port de Santa Cruz, 2e port de plaisance, est en travaux et n’offre qu’un nombre très limité de places. Novembre est enfin aux Canaries le mois le plus fréquenté par les marins, qui s’apprêtent à traverser l’Atlantique début décembre, et certaines places de port sont réservées un an à l’avance (ce qui, nous autres vagabonds de la dernière minute, nous dépasse, les gens qui savent ce qu’ils feront à la même date dans un an).

Autre découverte concomitante concernant les Canaries : les abords des côtes rendent les vents complexes, d’abord avec de forts effets Venturi créant des accélérations de vent (faisant la joie des kitesurfeurs et des véliplanchistes), et également avec des vents catabatiques (cata = vers le bas, batein = tomber, si je me souviens bien, en grec ancien) qui accélèrent en dégringolant des montagnes des îles. Les fonds volcaniques et rocailleux réservent un accueil peu chaleureux aux ancres, et la houle levée par le vent contournant les îles achève de rendre les mouillages aux Canaries pas toujours très confortables et les ports souhaitables.

Après avoir appelé plusieurs ports, nous comprenons qu’il s’agit d’un grand loto, et qu’aucun port n’est capable de prédire s’il aura de la place le lendemain, l’accès au port se faisant sur un très méritocratique « un bateau sort, un bateau rentre ». Notre première tentative sera de viser la marina Rubicon au sud de Lanzarote, près du grand spot touristique de Playa Blanca, grand port décrit dans notre guide comme « le seul où l’on est susceptible de trouver une place toute l’année sans réservation ». L’entrée dans le port nous sera refusée, après appel à la VHF, alors même que la nuit est déjà tombée. Nous continuons notre route vers notre plan B, le port de Calero, décrit comme « une marina privée très bien gérée ». A nouveau, on nous indique poliment à la VHF que le port est complètement plein et qu’il nous sera possible de prendre du fuel et de l’eau demain seulement pendant la journée. Nous voilà donc vers minuit, à refaire route en sens inverse vers un mouillage mignon mais agité, posant notre ancre dans le noir en priant pour qu’elle ne se coince pas dans les cavités rocheuses, en tentant d’oublier une houle désagréable, et en écoutant déferler tout près les vagues d’une plage invisible dans la nuit.

Deuxième tentative le lendemain, nous prenons d’assaut le ponton de la station gazole de Puerto Calero, en jouant sur l’amabilité de l’équipe qui gère le port, et nous faisons de notre mieux pour occuper ostensiblement l’endroit, jusqu’à étendre notre linge sur notre bateau en fin de journée pour décourager les marineros de nous mettre dehors. Peine perdue, à 18h, alors que le soleil décline tragiquement, nous voilà chassés courtoisement après huit heures de squat, et condamnés à nouveau à l’errance, notre linge de gitans flottant au vent, à la tombée de la nuit. Nous trouverons un mouillage rouleur devant Playa Blanca, en espérant une nouvelle fois ne pas coincer notre ancre dans des rochers.



Le lever du soleil nous permet le lendemain de découvrir les jolies plages et les terres arides qui nous entourent, ainsi que notre voisin de mouillage, un voilier suisse, qui tente désespérément de remonter son ancre coincée sous des rochers, en tournant à toute vitesse au moteur pour tirer la chaine par différents angles. En quelques minutes à peine, la solidarité en mer surgit, et une annexe à gros moteur et à fort accent américain vient proposer de l’aide pour tracter la chaine. Nous ne verrons pas l’issue du combat mais plusieurs heures (et peut-être même l’intervention d’un plongeur) auront été nécessaires au couple suisse pour se dégager du mouillage.

Au fil des heures, il faut nous rendre à l’évidence : ne pratiquant ni le kitesurf ni le surf, et n’étant pas des grands excités de la randonnée, nous ne sommes sans doute pas faits pour devenir des grands amateurs des Canaries, et nous avons vite l’impression de ne pas avoir les bonnes clés pour profiter de ces belles îles qui pourtant enchantent beaucoup de nos amis. Lanzarote a des aspects de grande île jouet, et il faut sans doute bien fouiller pour y trouver la trace d’un autochtone et d’une vie locale. D’après ce qu’on entend, c’est pire encore à Fuerteventura, la grande île au sud de Lanzarote, dont la côte Est est occupée par les gigantesques complexes hôteliers. Les journées passent et pointe le désœuvrement des mouillages à touristes – certains ont le tourisme facile, nous pas du tout, à cause de ce qu’on aime à prendre pour du snobisme intellectuel mais qui s’apparente plutôt à une névrotique recherche de sens ou de beauté, peut-être matinée de culpabilité judéo-chrétienne. Qu’est-ce qu’on vient chercher dans ces îles, dans ces mouillages, dans ces ports. PE désormais choisira de placer la traversée en mer comme le but même du voyage, ouvert aux destinations, mais sans en attendre la réponse. Bref, nous traversâmes des heures très sombres dans une année particulièrement difficile.

Dans ces cas-là, ce qu’on a compris très vite, c’est qu’il faut remettre la mer, et plus précisément la voile en mer, au centre du programme. On décide de ne pas traîner et de filer vers l’Ouest, à Tenerife, où Sophie se dégotte un stage de kitesurf et d’où nous prévoyons de gagner les îles les plus occidentales (Gomera, La Palma & Hierro) plus épargnées par le tourisme. On s’organise alors une petite traversée vers Tenerife, une trentaine d’heures de navigation, rien que pour la joie des retrouvailles avec la mer, le bruit des voiles, les quarts, le soleil, les étoiles, la pêche, le spi et l’horizon.



Au deuxième soir de navigation, vers minuit, alors que nous approchons la côte nord-est de Tenerife, nouvel échec : le grand port de Santa Cruz ne daigne pas même nous répondre à la VHF même si le port de commerce (qui lui, répond via la VHF) s’en inquiète, nous réconfortant un peu dans notre solitude. Cette fois, nous avions préparé le plan B mouillage, et après avoir attendu le lever de la lune pour éclairer un peu le chemin, nous mouillons de nuit dans une petite baie encerclée par d’immenses falaises sombres contre lesquelles viennent s’écraser les rouleaux, près de trois autres bateaux seulement identifiables par leur petit feu blanc en tête de mât.

Le lendemain matin, nous levons le mouillage, décidés à forcer notre destin. Après avoir égrené trois refus des ports sur notre route, nous avons le sentiment de gagner la Super Cagnotte du vendredi soir, lorsque Sophie réussit à décrocher par téléphone une place dans un minuscule port à 3h de route sur la côte Est de Tenerife, pour un tarif de Méditerranée en pleine saison, mais que nous acceptons sans broncher.

 Nous passerons donc quelques jours au port de la Galera, au pied de la ville de Candelaria, petite bourgade paisible et très peu touristique de Tenerife. Moins d’une dizaine de voiliers se trouvent dans ce port principalement concentré sur les petites vedettes des locaux, et organisé autour d’un curieux mais agréable Clube Nautico, avec sa piscine géante où se prélassent des bimbos indigènes, et ses terrains de tennis fréquentés en fin de journée par des bourgeois au look sportif dernier cri.




La ville elle-même est assez charmante, avec d’immenses supermarchés bien achalandés (vive l’Espagne), utile pour préparer déjà l’avitaillement avant la transat. De jolies ruelles entourent une remarquable cathédrale, aux fresques superbes, dans un style thèmes-classiques-revisités-avec-les-couleurs-locales. Une découverte culinaire notable : il existe un plat traditionnel bien nommé « patatas locas », qui implique une improbable assiette de frites surmontées de morceaux de jambon blanc, de poulet effilé, d’un œuf au plat et hachurées de sauces ketchup, mayonnaise et barbecue.







Nous saluons Sophie qui nous quitte, sans le savoir, au bon moment avant le petit coup de vent annoncé pour le week-end. Le port de la Galera se révèle en effet être une véritable galère dès le lendemain matin : le bateau est à moitié vautré sur le ponton par des rafales allant jusqu’à 45 nœuds (80 km/h), tirant sur ses amarres qui s’usent rapidement sur des vieux taquets. La suite du week-end se poursuit avec la petite sœur pestouille des coups de vent dans les ports mal protégés, c’est-à-dire le ressac : le vent ayant agité la mer, les vagues rebondissent contre la plage et contournent la digue censée protéger le port. Situé dans l’entrée du port, le bateau se cabre furieusement dans tous les sens sous les effets de la houle, ravageant les amarres qui raguent sur les taquets et dans les chaumards, et le mouvement est tel pendant les deux nuits suivantes que PE me réveille à un moment en sursaut, en me demandant qui est de quart. Après une troisième mauvaise nuit de port en pleine mer, PE me réveille pour que l’on déguerpisse, et l’on se dégage de ce port minuscule sans dégât au terme d’une manœuvre savante.

Le vent dehors ne s’est pas encore calmé, mais libéré de ses amarres, Largo prend joyeusement la mer par 25 à 30 nœuds de vent, surfant sur les vagues avec un record de 12,3 nœuds (ça fait pas mal de nœuds pour un 8 tonnes), direction les petites îles hippies à l’ouest des Canaries.



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