Empétolés II

Traversée Canaries - Cap Vert, 29 novembre - 6 décembre 2022

Nous laissons l’île de la Gomera se réduire lentement derrière nous, et avec elle tout l’archipel des Canaries. Désormais devant nous et autour de nous, l’océan atlantique et des terres africaines, Mauritanie et Sénégal à gauche, Cap Vert devant. 


Nous voilà réduit à notre plus simple dispositif d’équipage, Largo et nous deux, pour une semaine coupés du monde, sans voir la terre. Nous retrouvons avec un peu d’appréhension le rythme du début de notre voyage, les nuits hachées par tranches de trois heures, les journées plus dédiées à la récupération qu’à la vie. Mais c’est la première fois que nous nous élançons à deux pour un temps plus long que trois jours, ce qui doit permettre au corps de s’adapter et de trouver une harmonie avec le bateau et la mer. Sommes-nous auto-suffisants à deux pour mener la barque à travers de plus longues traversées ? Le départ est optimiste, avec la sensation d’acquérir une expérience utile pour la suite de nos voyages, et la joie renouvelée de retrouver le chemin de la mer. Plus encore, il flotte un sentiment assez doux d’être là ensemble en sachant qu’on se côtoiera sans se parler tant que ça, sans se croiser tant que ça, en prenant soin de l’autre et du bateau, comme ça, sans bruit, à mener notre canote à deux.

Pourtant, la pétole nous colle déjà aux semelles sur les premiers milles au sud des Canaries, et les vingt-quatre premières heures ne sont pas très agréables avec une mer courte et bordélique, et peu de vent pour pousser le bateau dans ce bouillon. C’est fou à quel point deux secondes de sédentarité dans un port désamarine les corps, nous voilà légèrement barbouillés de ce départ.

Le deuxième soir, après une première nuit faite de réveils pénibles et de quarts ensommeillés, puis une journée à tenter de récupérer de la susdite nuit, je sors pour mon quart avant le coucher le soleil. La mer m’agace, je ne la trouve même pas si belle, et puis franchement c’est vraiment le bordel avec ses petits trains de houle croisés dans tous les sens, qui font gigoter le bateau comme un flotteur de pêche, on a envie de lui peigner ses vagues à celle-là. Ca me fait penser à la préface du bouquin de Slocum, le premier navigateur en solitaire autour du monde (l’ancêtre spirituel de Moitessier). Dans la préface, un auteur analyse que les marins n’aiment pas vraiment la mer : ils la craignent, la respectent, mais ce qu’ils aiment c’est leur bateau sur la mer. M’en fous ce soir je fais grève, ce sera bol de riz au beurre au sel et au poivre pour tout l’équipage et puis tant pis.

A partir du quart de PE à minuit, moins de mer, le bateau file bien sous son ciseau tangonné, la mer s’est enfin donné un coup de brosse, l’allure devient agréable, et nous retrouvons avec plaisir la monotonie des navigations au portant sous les latitudes tropicales. Comme l'écrit Moitessier à propos de la route des alizés « nous commençons à découvrir ce rythme de vie qu’imagineront difficilement ceux qui n’ont pas couru la mer sous les tropiques : le rythme de l’alizé avec ces journées où on ne fait rien… et qui sont pourtant denses de vie comme un sillage phosphorescent. »

Le moindre fait qui rompt la monotonie devient un évènement d’ampleur nationale. Nous croisons un voilier anglais, qui se met à papoter avec PE à la VHF, le capitaine anglais lui souhaitant « safe winds » (qu’est-ce qu’ils sont élégants ces anglais, nous tout ce qu’on pense en le croisant c’est comment on va faire pour le doubler, ce qu’on fera évidemment en le recroisant le jour suivant). Évidemment lors d’un de mes quarts de nuit, je me cogne la seule manœuvre d’évitement de l’unique cargo que nous croiserons sur la route au large de la côte mauritanienne. J’attends qu’il passe sur la ligne d’horizon avant de remettre le pied sur l’accélérateur, petite lumière artificielle sous une immense voûte bondée d’étoiles et de planètes.

Au troisième jour, les Canaries ne sont déjà qu’un souvenir un peu lointain, le Cap Vert encore un mirage, et voilà que nous sommes là, bien forcés d’être là, à peser le poids du temps qui passe, à regarder chaque bulle d’écume s’éloigner lentement dans le sillage. Le vent mollit mais dans l’après-midi de ce troisième jour de navigation, les choses se mettent enfin en place, les esprits se détendent, la vie paraît douce. Le sentiment que la navigation pourrait durer indéfiniment, même à deux, même avec des nuits pétées, réapparaît, devant le spi envoyé après un déjeuner bien frais, et une sieste digestive avec un livre de théorie marine sur les genoux. Je me lance dans la fabrication d’un premier pain maison pour honorer les fromages sous vide que Sophie nous a offerts. Le pain maison est un ratage magistral, une sorte de croûte dure enrobant une mie concentrée qui n’a pas levé d’un iota, mais le fromage est incroyable, notamment un neufchâtel à qui nous avons fait subir un affinage spécial « frigo Largo », un frigo unique qui passe de 5 degrés à 20 degrés toutes les 24h.



S’ensuit du spi, des heures de spi, beaucoup de spi, béni soit le spi, bénie soit l’insistance de PE pour embarquer ce spi dans ce périple. Puis le miracle des latitudes tropicales apparait, nos premiers poissons volants, animal symbole à lui seul des alizés, des tropiques, des latitudes clémentes, du large, de la transat. C’est quand même dingue, comme dirait PE, on s’émerveille de dauphins, mais les poissons volants c’est quand même lunaire. C’est vrai que c’est un truc de science-fiction cet animal, le poissant nage puis vole peinard quand il change d’élément, le gars vit tranquillement dans deux mondes parallèles (et a aussi du coup le double de prédateurs sur le dos, gros poissons et oiseaux de mer).





La pétole s’établit franchement le jour suivant. Nous retrouvons nos habitudes de la traversée vers les Canaries, avec plongeon matinal rafraichissant, suivi d’une douche à l’eau douce et au savon, et d’un séchage méthodique au soleil. Hélas, l’expérience de la pétole n’est plus adoucie par la nouveauté, et surtout les conditions ne sont plus les mêmes que lors de notre précédente traversée : la houle s’invite rapidement, et le bateau, même avec les voiles affalées, roule, claque, craque. Le bruit du bateau couvre le calme de la pétole. Nous tentons péniblement d’envoyer les voiles plusieurs fois dans la journée, en les regardant claquer, le plus dur pour les nerfs paraît-il (je me suis toujours dit que j’arrêterai de dire ça le jour où on aura vraiment eu à traverser du gros temps).


Après une nuit au moteur, nouvelle journée de pétole bringuebalante, PE en profite pour faire peau neuve et se raser. Deux énormes dauphins chelou nous rendent visite, dont nous apprendrons qu’il s’agit de nos premiers globicéphales. Les deux animaux luttent entre une timidité mignonne et une curiosité folle pour Largo, ce gros cétacé inconnu qui se fait balloter par les flots. On est gagné par une certaine affection pour cet animal, pas aussi majestueux et émouvant qu’une baleine, ni aussi joueur et complice qu’un dauphin, mais attachant et placide, une sorte d’équivalent maritime de la vache.





A un moment un filet d’air fait frissonner nos épidermes, entre 3 et 7 nœuds. Nous nous précipitons pour envoyer un morceau de génois tangonné qui parvient à s’établir très mollement par intermittence, et nous emmène entre 1,5 et 2 nœuds dans la bonne direction (soit moins rapidement que si on allait au Cap Vert en rampant).


Le centre aéré reprend ses droits, avec baignade à la traîne, douche, construction d’un taud de soleil qui transforme le cockpit en cabanon de gitans, salade grecque au yaourt et citron vert, bouquins (une dystopie angoissée pour PE, et l’histoire de survie d’une femme esquimau lors d’une expédition européenne dans le grand nord, deux lectures dont le plaisir est totalement décuplé par l’antithèse absurde des sujets avec l’instant présent). Activités entrecoupées jusqu’au soir par des heures de contemplation de cet horizon mer et ciel sans fin, saturé de nuances toutes plus bleues les unes que les autres. L’horizon est si vide et si large qu’on a parfois l’impression d’être au cœur d’un paysage de western. À moins que ce ne soit mon nouveau bob d’explorateur à bord large extrêmement stylé qui donne à l’horizon un format CinémaScope, et le soleil brûlant qui repeigne l’ensemble en Technicolor.

Malgré un retour du vent pour terminer cette traversée, les dernières vingt-quatre heures (sans doute parce que l’on projette désormais concrètement l’arrivée) font ressentir toute la fatigue accumulée par une semaine de nuits hachées, et brisent la douce harmonie de cet équipage (équipage pourtant bien connu pour son entente parfaite). Lors de la dernière nuit, une envie d’assassinat peut vous prendre assez facilement lorsqu’on vous réveille encore à 3h du matin alors que vous dormez superficiellement depuis 1h, de surcroît lorsque votre quart commence par un débat animé avec une personne fatiguée par son propre quart, sur la façon d’éviter une armée de bateaux de pêche capverdiens qui font des chorégraphies bizarres et imprévisibles sur l’AIS. 


Ayant résisté à la tentation d’envoyer une moitié de l’équipage par-dessus bord, nous découvrons, heureux, le relief aride et vide de Sal sous le soleil brûlant, contournons l’île, découvrons Palmeira, notre « port » d’arrivée, un mouillage bondé (surtout par des voiliers français) protégé par un grand brise-lame, entouré par une plage de sable noir, un village coloré un peu sale, une raffinerie, et une criée animée et assaillie par les barques en bois multicolores. Nous nous frayons un chemin, mouillons entre quinze bateaux, et savourons hébétés le calme du mouillage et une Superbock bien aimable, reportant au lendemain l’effort d’aborder la terre et les humains.






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