Destination Guadeloupe

Transat Mindelo, Cap Vert - Pointe-à-Pitre, Guadeloupe, 5 au 20 janvier 2023



Après la soirée du 31, il est temps d’accomplir ce pour quoi nous sommes venus jusque dans ce port, avec notre 8 tonnes de 8 mètres carrés, nos cales pleines de boites de conserves, de chorizo et de céréales, et notre équipage ayant sacrifié plusieurs années de demandes de congés longue durée.

Cette fois, l’ambiance des pontons à Mindelo nous paraît nettement plus chaleureuse que lors de notre première visite. Soit parce que nous sommes désormais dans la même dynamique que tous les bateaux qui préparent leur départ, soit parce que le gang des nordiques et anglo-saxons riches et pressés de fuir ce pays de zoulous en guerre civile vers les îles plus pimp des Antilles a déguerpi en masse en décembre. Il reste donc une majorité de Français et de Québécois (et quelques british plus décalés) qui ont tranquillement profité de la douceur de vivre et de la gentillesse de l’accueil capverdien en attendant que les alizés s’établissent vraiment. En effet si les vents permettent de traverser l’Atlantique dans ce sens dès fin novembre, ils restent parfois mous avant de devenir plus constants en janvier. Début janvier, il devient donc hyper chic de répéter à tout bout de ponton que « ah bah maintenant ça y est, les alizés sont établis ».

Les quelques journées de préparation du bateau s’enchaînent rapidement, et effacent la culpabilité judéo-chrétienne des vacances sans fin. Le hiatus entre la langueur du rythme local et notre frénésie occidentale s’atténue, nous ne sommes plus des touristes au Cap Vert mais des marins en escale, qui préparent leur barque pour la prochaine aventure.




La to do est dense mais paraît légère par rapport à celle du départ de Baden il y a exactement 4 mois. Nous sommes 4 surmotivés à travailler en même temps, et le bateau a déjà quelques centaines de milles de rodage dans les pattes. Coutures de réparation sur le taud de voile, inspection des coutures de la grand-voile, montée au mât, vérifications diverses (filières, chandeliers, lignes de vie, accastillage spi et grand-voile), réparations d’une latte de teck et du caïbotis dans le cockpit, plein d’eau, plein de gazole, inventaire des stocks de vivre à bord (c’est vérifié, nous avons suffisamment de pâtes pour tenir pendant 4 transat), avitaillement géant de frais et concours de Tetris pour tout ranger à bord, nous occupent dans une ambiance de compte à rebours.

Après avoir poncé les 3 marchés de Mindelo lors de deux longues expéditions en ville, MV et moi transformons le quai en comptoir exotique, et devenons les stars du pontons. Alors que nous lavons méthodiquement tous les fruits et légumes au vinaigre blanc pour éviter les cafards et bactéries, tous les français s’arrêtent pour questionner nos méthodes, saluant la beauté de notre étal, ou profitant d’un tip pour savoir où dégotter les avocats ou le basilic. Après une sélection eugéniste des produits et une désinfection méticuleuse, chaque denrée est rangée selon un tri nazi, avec emballement dans du papier journal pour certains légumes, mise au frigo des plus mûrs, positionnement calculé en fonction de la maturité dans le hamac suspendu sous le panneau solaire à l’arrière du bateau. Nous ne le savons pas encore, mais nos calculs savants nous permettront de servir un taboulé frais le dernier jour du voyage, composé des tout derniers concombres et tomates, à une trentaine de milles de la Guadeloupe (en revanche, le régime de bananes bien vertes tournera entièrement au noir dès le 4e jour de transat).




Jusqu’à la veille du départ, PE et moi ne ressentons pas le stress du grand départ, ce qui pour ma part m’inquiète un peu, malgré un état de concentration sereine. Le 5 janvier au matin, date du départ, PE devient tendu (et donc très chiant), et tout à coup il semble qu’il reste mille choses à faire. Pour moi, c'est précisément le signe qu’il est temps de partir. Après un déjeuner mauvais hamburger frites au bar de la marina, savouré comme le dernier repas de l’humanité, nous larguons les amarres, sous les encouragements et les saluts des voisins de pontons. 


Une fois la baie de Mindelo dans notre sillage, nous sommes soudain pris d’une grande joie. Ça n’existe pas cette expression, mais pourtant ça monte comme un fou rire. Ça y est, c’est la transat, le rêve de gamin pour ma part, la traversée de l'océan vers un autre continent, au cœur de notre projet de voyage, et c’est tellement bizarre de réaliser un vieux rêve. Après avoir moult tergiversé sur la destination, nous avons désormais 2100 milles nautiques (4000 kilomètres) qui s’étendent devant nous avant d’atteindre la Guadeloupe, dans une parodie de Route du Rhum version lenteur, contemplation, bonne bouffe et mots fléchés.



Nous sommes cueillis (surtout les non-amarinés du bord) par des conditions dynamiques les 3 premiers jours, 20 à 25 nœuds établis et 3 à 4 mètres de vagues, franchement rien de dantesque mais comme une lessive qui commencerait plutôt par un programme essorage 1400 que par un pré-lavage laine et délicats. Les premiers milles nous invitent ainsi à une (re)découverte approfondie du roulis (particulièrement mis en valeur sur Largo du fait de son petit cul tout fin), mouvement erratique et irrégulier qui envoie tantôt valser d’un côté, tantôt de l’autre, avec réveil par projection contre la paroi de la cabine en pleine nuit, cuisine avec environ la moitié de la salade qui se sera fait la malle avant d’atterrir dans le saladier cible, et opération accrobranche pour accéder aux toilettes à l’avant du bateau. Pour MV et Jeremy, l'acclimatation au roulis se double d'une part de l'adaptation au rythme des quarts de 3h jour et nuit, et d'autre part de la découverte de l’intérieur bruyant de Largo, dont les boiseries craquent comme dans un vieux bateau, où l’eau cogne dans les grands réservoirs en inox, où les vagues résonnent en heurtant la coque par le travers, et où chaque objet non calé s'agite dans son équipet ou dans l’évier comme un lion en cage. Après des envies de meurtre, de suicide, de vomi, selon les membres de l’équipage, et les jours 2 et 3 globalement dominés par l’intime conviction qu'il s'agit vraiment d'une idée à la con de se retrouver dans une situation pareille pour les 15 prochains jours, la règle des 3 jours d’adaptation produit doucement son effet, et les esprits se détendent peu à peu pour vivre plutôt que survivre à bord. Chacun trouve les techniques qui lui permettront de prolonger sereinement son voyage à bord, avec limitation du temps passé à l’intérieur pour certains, accompagnement thérapeutique quotidien par mercalm pour d’autres, et calages savants dans sa couchette pour éviter les projections intempestives pendant la nuit pour tous.




Alors que l'équipage s'accommode des nouvelles conditions de son existence, Largo galope, avec 150 milles parcourus quotidiennement en moyenne, et un record à 164 milles (soit une vitesse moyenne de 6,8 nœuds pendant 24h, une vitesse de formule 1 pour notre 35 pieds rallongé).

Sans se concerter, chacun se met à prendre soin des autres à sa façon, selon ce qui lui semble prioritaire. PE se met à barrer quasiment pendant tout son quart de nuit pour négocier les vagues, adoucir le roulis et permettre à l’équipage de dormir un peu mieux, MV s'auto-élit chef du comité vaisselle qu’elle mettra en place avec énergie dans le cockpit, trop frustrée de ne pas pouvoir rentrer dans le bateau pour aider, et Jeremy passera l’essentiel de son temps à juste être une crème avec les autres, toujours heureux d'être là. De mon côté, je me mets aux fourneaux pour la durée de la transat, et m'occupe de faire le point chaque jour sur notre carte papier pour proclamer quotidiennement notre progression en milles.  




Très vite, la vie coupée du monde, sans portable, sans internet, sans soldes, sans publicité, sans écran, sans actualité, sans même une tentation consumériste, avec la mer et le ciel à perte de vue, et 4000 mètres d'océan sous les pieds, donne l'impression de faire quelque chose de très pur. Avec MV, nous efforçons de contrebalancer la pureté de ce retour à l'essentiel et à la nature en nous astreignant à un épisode quotidien de la série Harry et Meghan, histoire de ne pas oublier que nous venons d'une civilisation occidentale en déclin et d'avoir un débat de fond à l'heure de l'apéritif (notamment, Meghan est-elle la victime progressiste d'une monarchie rétrograde ou une diva pestouille arrivée comme une plouc dans une institution séculaire avec toute l'arrogance de l'impérialisme américain?).


Après plusieurs tentatives de réglage de voiles (deux voiles en ciseau plus ou moins réduites, puis grand-voile seule, puis génois seul), et l'amarinage progressif des corps, nous nous mettons enfin à la pêche, et appliquons la méthode de la pêche au large en croisière : ligne sur moulinet, avec bas-de-ligne en acier, gros hameçon, petit calamar en plastique rose (apparemment le leurre et la couleur de référence pour la pêche au large), le calamar devant être trainé à 6 nœuds au moins, environ 30 mètres derrière le bateau, devant théoriquement apparaître "par moments sur la crête du deuxième train de houle qui suit le bateau". Si PE et Jérémy sont dubitatifs, la méthode connaît un succès stupéfiant : à peine 30 minutes après la mise à l'eau, le sifflement crissant du fil qui se déroule à toute vitesse signale qu'un gros poisson a mordu. On enroule un peu de génois pour ralentir le bateau, et PE se met au travail pour remonter lentement le fil tandis que le poisson lutte. C'est alors que l'arc-en-ciel apparaît, et nous confirme qu'il s'agit d'une dorade coryphène, le poisson star des océans chauds, à la tête préhistorique et aux couleurs sublimes et changeantes. Apparaissant turquoise dans l'eau, la dorade prend des couleurs vertes et dorées, puis lorsqu'elle meurt, perd momentanément toutes ses couleurs pour devenir grise puis presque blanche, piquée de petits points bleu fluo, et reprend ses couleurs vertes et jaunes ensuite. Après avoir épuisé la dorade sur la jupe arrière, un gros modèle de 7 ou 8 kg, PE s'attelle à la vider puis à la découper dans le cockpit. La chair blanche, épaisse et sans épines, et peu d'arrêtes, nous fait déjà saliver, alors que je prépare dans la cuisine un festival de garnitures. 





Bilan gastronomique : un carpaccio au citron vert, huile d'olive, graines de sarrasin torréfiées, gros sel et poivre moulu, finement découpé par notre maître sushi PE (qui amène bien sûr tout l'équipage, dont 50% a plus de 40 ans et un humour à la papa faut-il le rappeler, à adopter pendant plusieurs minutes un accent japonisant), un tartare asiatique à la mangue, huile de sésame, sauce soja, citron vert et piment doux, et un ceviche qu'on laisse cuire dans une boîte au frigo avec du citron vert jusqu'au lendemain, et qui sera servi sur son lit de riz au lait de coco et au pili-pili. Par la suite, nous pêcherons deux autres dorades coryphènes plus petites et un micro poisson d'une espèce non identifiée, à chaque fois en quelques minutes après la mise à l'eau de la ligne, donnant l'impression que l'Atlantique est un gigantesque parc aquatique et qu'il suffit d'y plonger la main pour attraper une dorade.



Le temps passe bizarrement, parfois avec une lenteur exaspérante lorsqu'on compte la dizaine de jours qu'il reste avant l'arrivée, et pourtant à grande vitesse lorsqu'il est déjà l'heure de regarder le soleil décliner en espérant le voir tomber dans l'eau plutôt que dans les nuages de l'horizon, la journée ayant filé sans qu'on ait eu le temps de finir le 2e mot fléché, la partie de scrabble ou le bouquin qu'on avait planifié.










Le septième jour de notre odyssée ne nous laisse pas dans le repos dominical. MV nous fait remarquer au petit matin que l'antenne VHF est tombée de son support en tête de mât, est suspendue à son fil et frappe contre le mât et le pataras (câble en acier qui retient le mât vers l'arrière). Après un court débat sur l'insignifiance du dommage matériel par rapport à la prise de risque humain, il faut reconnaître que si l'on veut conserver l'équipement jusqu'à l'arrivée, se débarrasser de la charge mentale de ce désagrément matériel et disposer d'une VHF en cas de pépin, pas le choix, il faut monter au mât en pleine mer. Pas emballée par ce projet pour ma part, à 800 milles (1600 km) de la terre la plus proche en Guyane (notre point Nemo à nous), j'observe la première tentative de PE, crispée à la barre. Notre mât est heureusement doté de marches de mât, ce qui facilite la montée ; pourtant le roulis est trop fort pour que PE arrive à monter rien que sur la bôme. On abandonne temporairement le projet, jusqu'à ce que, un peu avant le coucher du soleil, trop agacé par ce (petit) problème technique, PE ne décide de retenter la montée. Avec un peu moins de roulis, PE grimpe lentement marche par marche, tandis que Jérémy l'assure en reprenant la drisse accroché à son harnais, et que je tente de négocier les vagues le mieux possible à la barre. Nous indiquons à PE de s'accrocher au mât lorsqu'une série de vagues plus grosses arrive, et PE marque un stop prolongé à la deuxième barre de flèche, un instant à bout de souffle et tentant de s'habituer au mouvement vertigineux de balancier du mât. Finalement, il finit de monter sans encombre, replace l'antenne dans son socle et resserre le boulot avec une clé (libérant on ne sait trop comment 2 mains pour bricoler, je veux pas le savoir il a intérêt à redescendre fissa en un seul morceau sinon il va voir ce qu'il va prendre), puis redescend, un peu épuisé, pour récolter ses lauriers auprès de l'équipage soulagé.



Le lendemain, 13 janvier 2023, une humeur festive règne à bord : nous passerons dans la soirée la ligne des 1050 milles parcourus, soit la moitié du périple, que nous célébrerons par une bouteille de Sancerre rouge et un plat de pâtes à la truffe. 

La deuxième moitié du voyage commence par notre seul accident humain. Alors que le vent est moins fort, 15 à 20 nœuds établis, nous tentons d'envoyer le spi (utilisé jusque-là avec succès dans nos traversées pétoleuses le long des côtes africaines). Toutefois, avec le roulis et des problèmes techniques d'utilisation du spi à bord du bateau lorsque nous naviguons au-delà de 120° du vent (liés principalement à la forme du bateau, très fin à l'avant et large au milieu, et à la forme du spi, très élancée et pas très large en bas), la navigation sous spi ne s'avère pas très fructueuse et nous décidons d'affaler. Au moment de l'affalage, alors qu'une survente regonfle le spi au dernier moment, l'écoute de spi file violemment dans la main droite de MV en lui lacérant l'intérieur des doigts. Les garçons finissent rapidement d'affaler tandis que je rentre avec MV dans le bateau pour lui plonger la main dans l'eau froide. Les cloques apparaissent immédiatement avec deux plaies ouvertes, signes de brûlures au second degré, et les doigts transformés en gros petits jambons déchiquetés. La douleur est très vive et il est difficile pour MV de sortir la main de la bassine d'eau. Heureusement, tandis que le conciliabule des garçons palabre sur les causes techniques de l'accident (bras de spi pas choqué assez rapidement, écoute bizarrement positionné sur le winch, génois pas assez déroulé pour déventer le spi...), la douleur décroît un peu lorsqu'on a recouvert la main d'un demi-tube de Biafine dans une compresse légèrement humide, à grand renfort de doliprane. Le soir, ma culpabilité de co-chef de bord s'accompagne d'une légère angoisse que je ne communique qu'à PE : avec sa main droite en moins, et outre un risque d'infection maîtrisable vu la tonne de matériel médical à bord, MV va-t-elle pouvoir vraiment profiter de sa transat et de l'arrivée aux Antilles ? C'était évidemment oublier le caractère de MV. Moins de 24h après les "évènements", MV n'a plus mal, fait deux cents blagues à la minute sur les handicapés et les manchots, tente de battre son propre record d'épluchage d'œuf dur à la main gauche, décide de se rendre autonome pour refaire son propre pansement, et finit au bout de quelques jours par déroger à tous mes protocoles médicaux en ne protégeant même plus sa main du soleil.





Le 15 janvier, nouvelle célébration pour le franchissement des deux tiers de la route. C'est un peu comme un voyage en car finalement, la même monotonie mais en plus beau et en plus gratifiant.



Désormais c'est un véritable mode de vie. Notre équipage est désormais une unité sociologique, une communauté en autarcie, une famille au complet. PE soigne méthodiquement les cloques de MV en les perçant avec une aiguille désinfectée, MV sait où se trouve le prochain bouquin que Jérémy voudra lire, Jérémy tient la plume des mémoires de PE prompt à s’épancher sur ses aventures glénanaises. La journée s'écoule souvent trop vite entre petits déjeuners étalés entre les lève-tôt du quart du matin (et Jérémy, toujours debout vers 6h30), et les lève-tard du quart de minuit-3h et de 3h-6h, siestes pour compenser les nuits parfois erratiques, pêche, découpe de poisson, lavage de cockpit, débat sur le prochain menu, cuisine, point quotidien sur la carte et dans le journal de bord, dégustation du jour, atelier vaisselle au soleil qui tape de plus en plus fort à mesure qu'on avance vers l'ouest, lecture, douche au soleil, scrabble, observation des constellations avec cours du soir de PE pour nos deux enfants pendant que je prépare le dîner. La lune, à demi pleine lors de notre départ, décline peu à peu, et se lève de plus en plus tard pour laisser le spectacle des étoiles se sublimer lors des quarts de début de nuit, avec de grosses météorites filantes à forte traînée lumineuse.


Nous sommes débordés, débordée pour ma part à rattraper 4 ans de M&A en appétit vorace de l'instant présent, en contemplation, en lecture et en cuisine, l'équipage m'enorgueuillant de compliments sur des lasagnes maison à la courge et au beaufort de Savoie, un risotto au chorizo et aux asperges, ou de tartines de philadelphia, poivrons marinés, ail et anchois. Jérémy pour sa part est débordé de vivre plusieurs voyages en voiliers à la fois, notre transat et le voyage de Damien notamment, qu'il lit à toute vitesse. L'incroyable épopée survivaliste Shackleton et son équipage (merci Gabriel!) au milieu des glaces et des terres australes fera également le tour de l'équipage, lecture agréablement rafraîchissante sous le soleil tropical de plus en plus écrasant.











Toujours autant de monotonie pourtant, aucune vie en dehors de nos quatre âmes sur notre mobil home flottant, et à part les meutes de poissons volants qui rasent les flots (et pour les moins doués en pilotage, atterrissent sur le pont du bateau), à peine quelques oiseaux quotidiens, de jolies sternes blanches à très longue queue fines et des sortes de puffins sombres, et l'apparition fugace de très gros dauphins lors d'un coucher de soleil. A part un gros bateau de pêche au large du Cap Vert, un seul voilier apparaît lors d'un quart de Jérémy sur l'écran de l'AIS, un très grand voilier traditionnel reconverti. 


La deuxième partie du voyage a filé à toute vitesse, et nous voilà soudain à la veille du jour de l'arrivée, prévue le lendemain, à Pointe-à-Pitre, entre 20 et 22h. C'est déjà notre dernier coucher de soleil en mer, et malgré l'excitation de l'arrivée et de l'abordage d'un nouveau monde, une nostalgie un peu triste apparaît, alors que je sers une croziflette tout à fait de saison pour célébrer l'arrivée aux Antilles. C'est déjà le dernier soir de contemplation des étoiles sans pollution de lumière ou de terre pour masquer des coins de ciel, le dernier quart solitaire de chacun, sans les odeurs et les bruits des touristes, sans aucune nouvelle de l'âge de la retraite, des vaccins et du Covid, des grèves et de l'inflation. Dans ces dernières heures coupées du monde, tout semble encore possible. Et si l'ensemble des îles des Antilles avaient été recouvertes par la mer et qu'on ne les voyait jamais apparaître à l'horizon?


Comme pour nous faire regretter plus encore, la nature déploie des conditions somptueuses pour les dernières heures, 18 à 20 nœuds établis, peu de vagues, voiles en ciseau avec génois tangonné sans un bout de voile qui ne faseye une seconde.


Vers midi le 20 janvier, quinze jours après le départ, soudain, terre en vue : c'est d'abord la Désirade qui apparaît sur tribord, première île aperçue par Christophe Colomb lors de son deuxième voyage ("Desirada", l'île tant désirée). Puis en scrutant à travers les nuages sur la ligne d'horizon, c'est Marie-Galante qui apparaît sur bâbord, et derrière elle, les grandes montagnes de la Dominique au sud. Puis longtemps après, la Guadeloupe, avec le relief plat de Grande-Terre et les hauts monts de Basse Terre au fond, et enfin les îles de Petite Terre à tribord et les Saintes au loin à bâbord.





Au fur et à mesure de l'approche, d'autres voiles apparaissent sur l'eau, majoritairement des catamarans de location, des gens pas comme nous, des gens qui sont arrivés en avion, sans roulis, sans quarts de nuit, sans voir passer les milles. Le soleil se couche alors que nous longeons Grande-Terre, afin que nous puissions respecter une tradition bien établie à bord de Largo, toujours arriver de nuit. MV est postée à l'étrave pour surveiller les casiers avec un spot, tandis que les effluves de la terre nous parviennent par à-coups, des bribes de vent chaud portant des odeurs de végétation cuite et brulée. Nous nous engageons dans le chenal de Pointe-à-Pitre au milieu de la mangrove, des hôtels et des bateaux au mouillage, et prenons une place au premier quai en face de nous. 

Nous sommes de très loin le plus petit bateau du ponton, si petit que nous devons nous faire la courte échelle pour monter sur le quai en béton (pas flottant) depuis la jupe arrière du bateau. Nous paraissons minuscules et surannés à côté de notre voisin, un Halberg Rassy 54 flambant neuf, mais nous avons traversé l'Atlantique avec notre petit canot, et même depuis Baden City, et rien ne peut nous retirer l'impression de flotter qui nous accompagne, qu'on voudrait bien faire durer, en longeant les bateaux chic et en traversant la foule de touristes moins chic, jusqu'à une pinte de bière fraîche et un hamburger bien meilleurs qu'au départ et bien mérités aux abords de la marina. Le ressenti est indistinct et mêlé pour chacun, et toujours difficile à exprimer, mais l'on partage la fierté d'être arrivés, la joie d'avoir eu un équipage aussi harmonieux en mer, les petites choses du voyage, à défaut de réussir à mettre des mots sur les grandes.


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