Petit pays

Cap Vert, 6 décembre - 5 janvier 2023

Dès l'apparition de l'île de Sal à l'horizon, et plus encore à l'arrivée dans le petit village de pêcheurs de Palmeira, c'est comme si on avait gagné une nouvelle planète, comme si le voyage commençait enfin. Pourtant c'est le même air lunaire et aride qu'aux Canaries, mais ici enfin plus de zone euro, aucun repère dans les codes culturels, une langue qu'on ne parle toujours pas, le portugais (et encore, les locaux parlent créole entre eux, et évidemment, c'est pas le même créole dans chacune des îles de l'archipel), une pauvreté ostensible mais sans bidonvilles, sans mendiants ni clochards, et surtout une sorte de fierté paisible, sans arrogance ni envie.

Nous sommes arrivés mais encore seuls au monde, seuls au milieu d'un mouillage bondé de voiliers de voyage français. Notre bateau n'est enfin plus la Twingo du mouillage et entre dans la taille moyenne de ceux qui nous entourent. Le lendemain matin de notre arrivée à Palmeira, après avoir contemplé de loin le catamaran à touristes qui s'appelle évidemment Saudade et dont les skippers font la manœuvre en hurlant des "Yihaaaa" sur une bande-son YMCA, l'usine de raffinerie sur le rivage, les routes de terre, les pick-up qui soulèvent des nuages de poussière, et l'animation bruyante de la criée au milieu des barques colorées (avec trois ou quatre personnes qui crient, parient, s'engueulent et se marrent, et vingt-cinq personnes qui contemplent le spectacle), il est temps d'aborder le rivage, de commencer la conquête de l'espace (tamponner les passeports, montrer patte blanche à la delegaçao maritima, trouver de l’eau et une carte SIM locale). L'annexe est regonflée et retrouve du service, avec un beachage sur la plage du village, raté comme à notre habitude. On déambule intimidés dans les ruelles aux façades colorées et aux publicités peintes à la main, dans un village quasiment sans voitures en-dehors des aluguers (minibus collectifs) qui klaxonnent dans les rues pour trouver des passagers. La Madame Carte SIM du village nous refourgue des cartes SIM pleines de gigas internet, puis nous emmène jusqu'au bureau qui sert de douane-gendarmerie-commissariat - évidemment fermé, l'officier doit être au bar à côté, allez jeter un oeil mais sinon revenez peut-être cet après-midi pour les papiers du bateau, et demain peut-être pour les passeports.



Les rues ne sont jamais finies mais c'est beau




Première nouvelle : le Cap Vert n'est pas vert du tout, en tout cas pas l'île de Sal, vaste caillou désertique avec quelques montagnes volcaniques. Comme sur la majorité des îles (à part Santiago et Santo Antao dont les montagnes sont très hautes et retiennent les "moussons atlantiques"), il pleut à peine 3 jours par an, l'agriculture est une sacrée épreuve, chaque goutte d'eau est une bénédiction des dieux, les fruits et légumes sont plutôt importés des autres îles, et l'eau courante ou en bouteille est de l'eau de mer dessalinisée. Deuxième nouvelle : les habitants du Cap Vert représentent seulement un tiers des Capverdiens, les deux tiers ayant émigré surtout en Europe et aux Etats-Unis. En revanche, le Cap Vert connaît les mêmes problématiques de flux migratoires que les pays du sud de l'Europe, avec un afflux massif de Sénégalais, Maliens, Ghanéens, Béninois.

Nous partons en expédition terrienne le jour suivant, et faisons vite face à notre incompétence notoire en matière de tourisme, en explorant, médusés, la station balnéaire de Santa Maria, dont le seul aspect positif reste la couleur turquoise de la mer, qui baigne courageusement des touristes carbonisés, des faux hôtels de luxe et des restaurants aux prix en dollars. En s'éloignant dans les ruelles de cette ville pas finie derrière les façades des artères principales (comme à peu près toutes les petites villes du Cap Vert), on découvre néanmoins quelques jolis coins, et un minuscule resto local qui nous sert nos deux premières cachupa (le plat national, ragoût de haricots, maïs, fèves, avec généralement un œuf au plat et chorizo ou petit poisson grillé, pour moins de 10 euros le déjeuner pour deux, nous trouvons cela délicieux).






Convaincus d'être mouillés au meilleur endroit de l'île, loin de cette Babylone damnée de tourisme, nous nous installons pendant quelques jours à Palmeira, et adoptons sans trop de difficulé le rythme local, de plus en plus effarés par la sympathie de l'autochtone. Les matchs de coupe du monde facilitent les rencontres : alors que nous passons une tête timide dans le patio d'un micro bar qui diffuse le match Brésil-Croatie, nous nous faisons adopter par une bande de locaux qui nous invite à revenir pour les matchs suivants.

Un autre jour, nous recroisons l'un des spectateurs du match, qui nous invite à tester la meilleure cachupa de Palmeira à 11h30, dans le micro marché municipal. comme il n'est que 9h, que faire en attendant l'heure dite : rien, comme tout le monde ici, nous nous asseyons sur le muret au bord de l’eau, au-dessus de la criée, pour contempler la vie et mesurer le poids du temps, observer les gamins mettre au point leurs fourberies, un mini-car déverser de l’allemand rougissant à go pro intégrée, les pêcheurs montrer une prise, les chiens faire un benchmark des meilleurs spots de sieste à l’ombre, les bougainvilliers se balancer mollement, une annexe accoster le rivage avec plus ou moins de dextérité (toujours plus que nous en tout cas), les locaux se saluer gaiement puis se rasseoir dans leur contemplation de la vie. Le temps s’étire dans une langueur infinie, respectant la devise nationale du Cabo Verde, "No stress".




Le dimanche soir, c'est comme chaque semaine le "bal" de Palmeira. Les rues se remplissent de gens venus de toute l'île, habillés sur leur 31, les bars sortent des étals de brochettes et de soupes de poisson, l'un des restaurants se transforme en boîte de nuit qui tourne rapidement au zouk love. Nous retrouvons un grand groupe d'équipages français avec lesquels nous avons sympathisé, et déambulons d'un bar à l'autre, alors que des petites capverdiennes s'accrochent à nos cheveux qu'elles trouvent curieusement pas crépus pour nous coiffer de vingt sortes différentes.

S'arrachant difficilement à la douceur de vivre de Palmeira, nous partons pour une traversée de 24h vers l'île de Saint Vincent, île du seul véritable port du Cap Vert, Mindelo, deuxième ville du Cap Vert après la capitale Praia, où nous devons retrouver ma mère pour quelques jours. La marina s'élève plus ou moins aux standards européens, avec pontons flottants, prix des Canaries, redécouverte des plaisanciers qui ne disent pas bonjour sur les pontons, rencontre d’une faune anglo-saxonne et nordique trop riche pour cet endroit et totalement absente des autres îles de l’archipel (Mindelo n'est qu'une très brève et unique escale au Cap Vert pour eux, pour fuel et eau, sur la route des Antilles).




Nous retrouvons avec joie ma mère à Mindelo et nous transformons grâce à elle, enfin, en d'heureux touristes. Nous prenons le ferry pour vagabonder sur Santo Antao, la très grande et haute île en face de Saint Vincent, avec des montagnes vertigineuses, de sublimes vallées verdoyantes peuplées de cultures en terrasses, une impressionnante route en pavés posés par les prisonniers de Salazar qui sillonne toute l'île.








 
Retour de pêche au petit village de Ponta do Sol sur l'île de Santo Antao, avec admiration de l'étonnante dextérité des pêcheurs dans leur grande barque en bois pour aborder la minuscule passe qui déferle sur un quai glissant.


Balade dans les vallées dignes d'Avatar



Nous explorons ensuite l'île de Saint Vincent (deux îles en deux jours, record touristique impossible sans ma mère), avec un taximan particulièrement sympa, Elhio qui comble notre manque de fromages en nous faisant découvrir une chèvrerie, nous promène chez des cousins agriculteurs pour nous montrer comment ces magiciens transforment quelques gouttes d'eau annuelles en oasis verte, et nous emmène dans des stations balnéaires aux airs désuets et inachevés faisant la joie des insulaires les dimanches et l’été.







Après le départ de ma mère, nous prolongeons le séjour à Mindelo un peu à la recherche de la suite du programme. Je tairai pudiquement les événements relatifs à la finale de la coupe du monde de football, match particulièrement difficile, et dirai seulement ce soir là que nous n’avons pas dîné avec nos compagnons de match contrairement au soir festif de la demi-finale.

Désœuvrés dans l'attente de l'arrivée de MV et Jérémy pour la transat, et pour soigner notre dépression post défaite de la France, nous reprenons la mer, pour le plaisir de mener Largo au près et de faire de la navigation côtière, longeant la côte de Saint Vincent, destination Sainte Lucie. Sainte-Lucie est une île quasi ignorée des voiliers au Cap Vert, qu'on aperçoit depuis les rivages est de Saint Vincent, une île absolument déserte. Selon les locaux, c'est l'île de tous les fantasmes, escale d'une nuit pour les pêcheurs en campagne, qui s'y arrêtent dans un village abandonné, lieu de tous les trafics, no man's land sans police et sans administration, soit-disant une place d'échange des armes et de la drogue, bref, un paradis tout désigné pour oublier l'animation de Mindelo et continuer le voyage de noces.

Mais quel mouillage à l’arrivée! L’ambiance devient mystique le soir, avec un dîner et un film français à l’intérieur du bateau, en écoutant le vent hurler à l’extérieur. On passe la tête dehors pour découvrir un nombre indécent d’étoiles dans une nuit complètement noire, le clapot levé par le vent à la surface de l’eau scintille de plancton lumineux, les montagnes de l’île devant et un minuscule île rocheux derrière nous dominent de leurs masses sombres.

Ambiance somptueuse également de jour, toujours autant de rafales qui dégringolent bruyamment des montagnes autour se nous, des petites tortues qui nagent et viennent sortir une tête curieuse près du bateau. On nage jusqu’à la plage dans une eau turquoise et en posant le pied sur cette grande île déserte comme le premier homme, des envies de colonisation paisible et de vie en ermites cachés dans la nature nous prennent.

Scotchés par la beauté mystique de l’endroit, nous y passerons deux jours et deux nuits seuls au monde.




Le lendemain matin, 24 décembre, poussés par mon envie de voir des humains pour le jour de Noël, nous repartons. Après une magnifique navigation au près sur un seul bord jusqu’à l’arrivée, à 7 nœuds de moyenne, avec des pointes à plus de 8 nœuds (record au près), et des vagues courtes et hachées sur le passage du plateau, qui nous enorgueillent à nouveau du fait que notre bateau costaud ne tape pas dans les vagues, nous arrivons au mouillage de Tarrafal sur l’île de Saint Nicolas. Le mouillage est un grande baie aux montagnes arides grand ouvert sur la partie sud, qui longe un village qui s’étale péniblement sur quelques centaines de mètres de rivage. À peine deux ou trois voiliers s’y trouvent. 

Un léger blues de Noël apparaît une fois à terre, au milieu de maisonnettes trop colorés et d’une température trop élevée pour que les guirlandes et les sapins lumineux de la ville ne soient pas ridicules.

Blues bien vite consolé à bord à grand renfort de tout ce que le bateau contient de plus français, foie gras, cuisses de canard confites, vin de Bourgogne, Charles Trenet et Boris Vian, un Noël à s’offrir à deux la France en short sous les étoiles, quasi seuls au mouillage.








Les jours suivants sont désormais tournés vers l’attente de notre équipage de transat, qui nous est livré directement sur l’île de saint Nicolas après un trentième avion pour transiter de Praia (île au sud déconseillée en bateau pour des histoires un peu pénibles de locaux qui escaladent de nuit la chaîne du mouillage, pour venir, armés jusqu'aux dents, dépouiller systématiquement les voiliers de passage).

Arrivés sous un crachin breton unique en son genre (évidemment la première pluie rencontrée depuis Lisbonne), MV et Jeremy sont soigneusement accueillis par un scabreux retour en annexe, sains et saufs à bord et avec des valises léééégèrement humides, puis un digne apéritif et une première nuit consacrée déjà à l’amarinage de nos équipiers dans un mouillage devenu particulièrement rouleur.

Nous ne traînons pas dans la houle de sud qui rentre désormais sans vergogne dans cette baie ouverte et décollons pour une mini-croisière musclée jusqu’à Mindelo, d’où nous préparerons le départ en transat. Évidemment, le moteur connaît son premier problème depuis le départ 5 minutes après avoir quitté le mouillage, il faudra se débrouiller à la voile pour l’arrivée. Nous repassons saluer Sainte Lucie une dernière fois sur la route, en hésitant à y mouiller, mais celle-ci restera un mythe pour MV et Jeremy, dont la légende continue à ce jour d’être soigneusement écrite par PE.

Sans moteur, nous décidons d’éviter une pénible manoeuvre de port à la voile et de mouiller à Sao Pedro, au sud de Saint Vincent, pour trouver de l’aide si possible pour réparer. Nous arrivons au crépuscule et mouillons à la grand-voile en slalomant entre les bateaux au mouillage après une manœuvre à l’ancienne pas peu fière, et couchons sans peine nos équipiers fraîchement amarinés par une journée de 8h de près dans plus de 20 nœuds de vent. Après une réparation victorieuse du moteur par PE (pompe d'alimentation en gasoil endommagée), nous savourons les dernières effluves de tourisme capverdien avec un déjeuner dans un restaurant de poisson qui nous prendra quasiment la journée, et une baignade avec les tortues.

Une dernière navigation côtière, superbe, au près pour longer les crêtes rocheuses du sud de Saint Vincent puis remonter le canal entre les îles de Saint Vincent et Santo Antao vers Mindelo, en deux bords adonnants, nous emmène au port. Ponctuellement amarrés au ponton le 31 décembre à 16h, nous sommes à l’heure pour un long apéro à bord suivi de caïpirinhas en ville seulement interrompues par un joli feu d’artifice.


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